Une bien belle journée
Nous sommes en 1990. Aujourd’hui, les membres du club disponibles vont se joindre à l’équipe commerciale que je dirige, pour un grand groupe d’assurances, pour participer à une action citoyenne. Les forains de la foire de Tours mettent, ce matin — la foire étant fermée — leurs manèges gratuitement à la disposition des personnes handicapées. C’est Marie-Rose, présidente d’honneur de notre association, mais également responsable des problèmes de personnes handicapées à la mairie de Tours alors menée par Jean Royer, qui a négocié cet accord. Problème majeur : comment transporter ces personnes qui n’ont, bien entendu, jamais l’occasion de bénéficier de manèges ? Appartenant à la commission que dirige Marie-Rose et Michelle Beuzelin, première adjointe, je propose d’organiser les transports. Mes collaborateurs commerciaux sont tous d’accord pour le faire avec leurs voitures personnelles et à leurs frais. Les membres disponibles de Touraine-Planeur, également. La répartition des personnes à aller chercher se fait en amont et le jour venu, chacun s’étant transformé en taxi, connaît sa liste de « courses » !
Au dernier moment, le matin même, je décide de faire sécher les cours à mon fils de quinze ans et de l’emmener pour qu’il aide, mais également pour qu’il découvre concrètement le monde des personnes handicapées. Toute la matinée, il va s’occuper d’un garçon de son âge atteint de myopathie. Il va sympathiser avec lui. Lors d’une partie de voiture tamponneuse, notre jeune myopathe parle de son rêve de voler. Il en parle avec tant de passion que mon fils lui dit sans douter un seul instant de la difficulté à réaliser sa promesse : « mon père va t’emmener en planeur ! » L’adolescent est fou de joie. Moi, nettement moins ! Comment faire pour emmener en planeur un adolescent habituellement en fauteuil roulant et dont la tête doit être en permanence maintenue ? D’autre part, il convient d’éviter tous cahots, tous sursauts qui risquent de lui occasionner des douleurs terribles. Et puis, en cas d’évacuation du planeur…
Mais le club va se mobiliser pour réussir ce challenge. Notre chef pilote, Michel, s’occupe de demander à l’aéro-club de Touraine, à Sorigny, l’autorisation d’utiliser leur piste, un soir. Luc, le médecin de service demande aux pompiers de la ville le prêt d’un matelas coquille. Les pompiers ont promis de venir aider.
C’est ainsi qu’une partie du club se retrouve, un soir d’été, sur la piste de Sorigny. Michel pilotera lui-même le Marianne. Je serai le pilote remorqueur. Notre jeune malade est conduit auprès du planeur. Michel lui en fait une présentation complète et lui donne quelques indications techniques pour éventuellement le rassurer. Un planeur peut s’aider de courants ascendants pour voler. C’est ainsi que nous réalisons couramment des vols de 200, 300 kilomètres. Le garçon est médusé et intrigué mais passionné ! Ce soir, le remorqueur va l’emmener vers 1500 m car, à cette heure tardive, il n’y a plus d’ascendance. L’altitude à Sorigny étant limité pour nos aéronefs, Michel a prévenu la base aérienne qui lui a délivré l’autorisation souhaitée. Le Marianne va donc effectuer un grand et long vol plané d’environ quarante minutes. Le gamin est émerveillé et ses yeux traduisent déjà tout le bonheur d’être là, près cet avion et de ce planeur.
Commence ensuite, pour Luc, le médecin, et les pompiers, la mise en place du matelas coquille sur le siège avant du planeur. Puis, avec d’infinies précautions, les pompiers portent le garçon et le glissent sur la place avant. Enfin, très doucement, le système de dépression est mis en route afin d’immobiliser le corps du malade. Après plusieurs essais-réglages, notre jeune se dit confortablement installé et prêt à voler. Ses yeux s’illuminent lorsque nous poussons le Marianne en piste.
Puis, c’est la fermeture de la verrière. Remorqueur devant. Câble. Le pouce de Michel se lève. Il me confirme à la radio être prêt. Je mets les gaz. Je soigne plus que de coutume encore mon pilotage. Je vois dans le rétro le planeur décoller et me suivre rigoureusement. À mon tour d’enlever l’avion du sol. J’attends 130 et j’attaque la montée. Ciel particulièrement calme. Les arbres roussissent sous les rayons du soleil déclinant de fin d’été. Le spectacle est grandiose. Au nord, le Cher étire ses doux virages en un ruban scintillant. Plus loin la Loire contourne ses bancs de sable qui lui offrent cette allure si particulière de douceur et de tendresse. Longue ascension vers 1500 mètres. Largage. Je plonge non sans avoir vérifié à l’œil le break du planeur. Retour au sol pour suivre des yeux les évolutions de notre planeur.
Soudain, et par le seul miracle du hasard, une montgolfière décolle des pelouses du château d’Artigny. Michel l’a vue immédiatement. Alors, le planeur se dirige tranquillement vers le ballon qui s’élève assez rapidement. Il fait deux tours autour de l’enveloppe colorée puis revient vers l’aérodrome. Une procédure parfaite et le planeur se pose sur la piste goudronnée comme une rose que l’on coupe, suivant l’expression de Saint-Exupéry.
Nous courrons vers le planeur pour le ramener au point de départ et le sortir de la piste par le bitume. Et là, nous sommes tous bouleversés. Notre adolescent est rayonnant de bonheur. Ses yeux nous renvoient une joie immense. Ses traits, habituellement tirés, sont décontractés, apaisés. Mon fils et moi avons beaucoup de mal à contenir nos larmes. Un pompier s’éloigne qui ne peut résister. Les parents du jeune sont très émus et chamboulés. Tous les présents sont chavirés. Le papa vient vers moi et me dit qu’il n’a jamais vu son fils aussi heureux. Il remercie le club avec des mots très délicats.
Pompiers et médecin se concentrent sur la sortie de l’adolescent du planeur. Tout se passe bien et notre jeune malade retrouve son fauteuil roulant puis la voiture. Il ne cesse de nous remercier tous. Puis il s’en va.
J’emmène tous ceux qui le peuvent boire « un coup », car nous avons besoin de souffler. Michel nous raconte son vol et l’extraordinaire coïncidence du décollage de la montgolfière qu’il voyait se gonfler au sol. Il nous a avoué avoir attendu avec impatience son envol. Il riait en racontant voir les aérostiers lui demander, de signes impératifs de la main, de s’éloigner !
Nous avons trinqué de quelques bières, assez tard en soirée, heureux de ce vol, heureux d’avoir offert pu offrir du bonheur ce jeune adolescent.
P.S. Pardon à nos instances aéronautiques, à nos instances fédérales, d’avoir pris la décision de faire voler ce jeune myopathe dans ces conditions très limites. Mais le bonheur du garçon valait tout à fait cette prise de risques.