Convocation à la préfecture
Fin novembre 1990, je reçois une convocation comminatoire de la préfecture d’Indre et Loire pour début décembre. Elle émane du secrétaire général de la Préfecture. Je suis obligé de déplacer des rendez-vous de travail pour me rendre impérativement à cette convocation, notre aérodrome étant menacé de fermeture.
Quelle est la situation ?
Depuis juillet 1989, le club utilise son terrain du Louroux grâce à deux autorisations administratives. Tout d’abord, le terrain bénéficie d’un statut « d’aérodrome privé ». Cela permet de décoller l’avion remorqueur sans problème et peu importe qu’une corde soit fixée à la queue de l’avion, corde à laquelle s’attache désespérément un planeur ! L’essentiel étant, pour l’administration, que les pilotes dans l’avion comme dans le planeur soient brevetés et titulaires des qualifications nécessaires pour piloter les dites machines. Le second statut accordé à l’aérodrome est celui de « vélisurface ». Ce sont les décollages au treuil qui sont autorisés. Et là pas de souci, un instructeur peut partir avec un élève et donner leçon de pilotage et de vol à voile. Le problème ? C’est que nous ne possédons pas de treuil ! En résumé, les pilotes brevetés peuvent s’en donner à cœur joie mais le club ne peut dispenser de formation ce qui est son but premier et la volonté farouche de ses dirigeants !
Alors Michel, le chef-pilote, et moi avons pondu un truc tordu. Lorsque Michel ou tout instructeur décollera avec un élève, sur la planche une première ligne notera que le pilote est l’instructeur et qu’il emmène un passager. La durée du vol est fixée à cinq minutes. Ce vol ne sera pas facturé à l’élève. Puis le passager se transforme en élève en plein ciel. Une deuxième ligne est ajoutée à la planche qui précise que le vol est, cette fois, un vol école. Ce vol est facturé à l’élève. En effet, une fois dans l’espace aérien plus rien ne nous interdit d’enseigner l’art du pilotage et du vol à voile à nos élèves. La seule chose qui nous est interdite c’est de décoller un élève derrière un avion remorqueur depuis notre aérodrome « vélisurface » ou « aérodrome privé ». L’inconvénient de la méthode c’est que l’élève n’ayant pas le droit de piloter au décollage ne saura jamais décoller ! Mais, nous nous disons qu’à force de voir faire…
La réunion à la Préfecture
Je me suis entouré du vice-président, à l’époque Luc, et bien entendu du chef-pilote Michel. J’ai aussi pris la précaution d’alerter la fédération, la FFVV qui a dépêché Yves du Manoir, vice-président de la FFVV, vice-président du comité régional centre, vélivole très connu et dont le nom rappelle qu’il appartient à une famille très impliquée dans le sport.
A notre arrivée à la préfecture, nous sommes très surpris de découvrir, dans la salle dans laquelle nous sommes introduits, une bonne quinzaine de personnes autour de tables dressées en rectangle. Nerveuse, une secrétaire vient prendre nos noms. Yves du Manoir se place proche de la table centrale restée libre et manifestement réservée au maître de cérémonie. Je suis entouré de ma garde rapprochée en milieu du rectangle. Certaines personnes nous regardent et je ne peux m’interdire de penser à leurs airs que la partie ne va pas être facile ! Après une attente qui semble interminable tant la tension est palpable dans la salle – personne ne parle ni ne chuchote et les participants ont tous le nez dans un cahier ou dans des notes – un petit homme râblé entre. Tout le monde se lève. Le bouledogue traverse la salle d’un pas brutal, s’installe et commande de nous asseoir. L’homme est sans nul doute autoritaire et ne doit pas facilement supporter la contradiction. Mais tout dans son attitude dénonce le colérique. C’est une chance pour nous. Mon père était colérique et j’ai appris dès ma prime jeunesse à gérer ce genre de personnage.
- Qui est le président de cette association ?
Je me signale. Commence alors un spectacle incroyable. Le petit homme, vocifère, tonne, gronde, fulmine :
- Président vous êtes un homme incorrect. je vous convoque, vous seul et vous venez accompagné de trois personnes… Je n’ai jamais vu ça de ma vie entière. C’est incroyable ce que l’éducation peut se perdre…
Je ne bronche pas et fais signe à mes voisins surtout de ne pas réagir. Je sais depuis mon enfance que lorsque l’on évite de nourrir la colère par des répliques ou des remarques alors elle se dégonfle seule. Il faut donc attendre sereinement que l’orage passe.
Et le discours de se poursuivre de plus en plus hargneux, incisif, méchant, parfois haineux et surtout totalement totalement injuste à l’égard de bénévoles. La colère monte au fur et à mesure que les mots s’enchaînent. Impossible de se souvenir de tout ce qui est vomi à cet instant. Mais notre pitbull déballe tout ce dont il a entendu parler sur le club, le bruit insupportable des avions le dimanche, l’ombre du planeur qui a fait mourir un veau dans un champ, les fesses du jeune qui apparaissent sur la vidéo du voisin et bien entendu le fait que le club donne des cours de pilotage à partir d’un terrain privé et en décollant derrière un avion. L’homme, certain de son autorité est rouge de colère, il transpire. Il est proche de l’apoplexie. Manifestement notre pitbull a beaucoup de peine à se contrôler. Mais il semble heureux. heureux de faire son numéro, heureux d’être l’autorité indiscutée et indiscutable, heureux d’être le patron ! Dans la salle personne ne bronche. Tous ont le nez dans leurs cahiers de notes ! Ces gens-là doivent connaître la bestiole et, administrativement dépendants, s’en méfient au plus haut point ! Les mains de la secrétaire qui prend les notes de la réunion tremblent. La stratégie pour les responsables du club est simple : attendre et se taire ! Mais ce n’est pas celle d’Yves du Manoir très probablement peu habitué à être traité de la sorte, ce que l’on ne saurait lui reprocher, et qui tente un :
- Monsieur le secrétaire général, permettez-moi d’expliquer…
qui se fait interrompre brutalement d’un
- vous, taisez-vous !
Et la colère reprend de plus belle quelques minutes encore. Lors d’une accalmie, Yves du Manoir tente à nouveau sa chance :
- Monsieur le secrétaire général, permettez-moi de vous expliquer…
- Je vous ai dit de vous taire !
- Monsieur le secrétaire général, je suis vice-président de la fédération..
- Je m’en fous !
- Je suis venu…
- Taisez-vous !
- Si je ne peux rien dire, je peux m’en aller.
- Sortez !
Et Yves du Manoir quitte cette réunion, blessé dans son amour propre et bien désolé de ne pouvoir nous aider. Gageons qu’il ne va pas en rester là. Cet incident a probablement le mérite de faire prendre conscience au petit homme qu’il est allé trop loin. Alors, il reprend quelques instants son ton colérique et ses termes agressifs mais pour bien vite se calmer et se taire. Un silence plus pesant encore s’installe, silence que personne n’ose troubler. Je prends la parole d’un ton calme qui contraste avec ce que la salle vient de vivre. J’exagère la lenteur du débit des phrases, j’emploie un ton monocorde, sans passion et pourtant Dieu sait si intérieurement, « ça bout » !
- Monsieur le secrétaire général si vous avez terminé je vais pouvoir vous expliquer.
Silence total. Je prends mon temps pour bien laisser la tension retomber et pour respirer plusieurs fois profondément. Mais elle est montée si haut cette tension qu’elle est toujours palpable. Alors je reprends :
- Permettez-moi tout d’abord de m’étonner de cette convocation en pleine semaine alors que je travaille et qu’il a fallu que je me rende disponible. J’ai du déplacer des rendez-vous. Le docteur Luc G. également. Mon interlocuteur accuse le coup ! Bing ! Un point !
- Permettez-moi également de m’étonner de l’accueil que vous nous réservez. Deux points ! Nous sommes des bénévoles qui nous battons chaque jour pour implanter un sport qui n’existe pas en Touraine, pour créer…
et je détaille calmement, tranquillement les difficultés de la création d’un aérodrome réservé à la pratique du vol en planeur. Luc et Michel acquiescent. Le ton calme, serein, tranquille désarçonne totalement notre homme. Sans doute a-t-il l’habitude qu’on lui rentre dedans ce qui lui permet de rompre le dialogue et de prendre les décisions qui l’arrangent. Mais là, point d’éclats ni de fureur. Les phrases s’enchaînent naturellement, sobrement. Du coup, la conversation redémarre sur d’autres bases, plus apaisées. C’est certain, il ne fallait pas se laisser impressionner par ce petit homme sanguin ! Il ne fallait surtout pas employer le même ton. Nous serions aller à la rupture ce que souhaitait probablement notre pitbull. Bien sur, le secrétaire général perdant pied et surtout devant ses employés revient rapidement sur les manquements à la loi et demande au responsable du district aéronautique de bien vouloir expliquer ce en quoi nous avons tort. L’homme de l’art s’exécute, citant les règlements. Nous le savons bien que nous sommes tangents ! Mais notre stratégie est arrêtée depuis longtemps avec Michel et notre façon de faire doit pouvoir être admise si nous présentons bien les choses. Alors Michel explique, lui aussi sur un ton très posé, très serein, que les cinq premières minutes ne sont pas comptabilisées dans le temps de vol de l’élève car il est alors passager. Il insiste sur le fait que l’élève ne paie pas cette partie du vol.
- vous jouez sur les mots !
Je reprends :
- Non, Monsieur. Permettez-moi une comparaison. Lorsqu’un planeur décolle de l’aérodrome de Sorigny en remorqué et qu’il vient se larguer au Louroux distant d’un peu plus de dix kilomètres, l’instructeur a-t-il le droit de faire de l’instruction ?
- Oui, bien sur puisqu’il n’a pas décollé du Louroux. Il a même le droit de se poser sur votre piste. Et l’élève a même le droit de piloter le planeur pendant l’atterrissage car c’est le décollage qui est interdit.
- C’est pour cette raison que nous ne décomptons cinq minutes qu’au décollage. Pouvez-vous m’expliquer quelle différence vous faites entre décoller de Sorigny et venir faire de l’école au-dessus du Louroux et décoller du Louroux l’élève en tant que passager et faire ensuite de l’école. Dans les deux cas nous avons rejoint l’espace aérien dans les règles, la première fois en décollant d’un terrain ouvert à la CAP, dans le second cas en décollant un passager d’un aérodrome privé.
- Président, ne plaisantez pas : comment faites-vous pour lâcher vos élèves, comment faites-vous pour passer le test pour le brevet et les dix atterrissages solo ?
- Nous avons passé un accord avec le club de Sorigny. Tous les vols se rapportant aux brevets sont effectués à partir de l’aérodrome de Sorigny.
- Je peux vérifier ?
- Vous pouvez vérifier immédiatement auprès du représentant du district aéronautique.
Celui-ci acquiesce.
- D’autre part, toutes nos planches, les carnets de vol des élèves ainsi que ceux des instructeurs, les factures sont à votre disposition.
Nous avons manifestement marqué des points auprès du district qui semble prendre en compte l’absurdité de la situation. Tout le monde constate combien notre raisonnement, s’il est vraiment tangent, est aussi logique.
Le secrétaire général reprend la parole :
- Monsieur le chef de district, qu’avez-vous à dire ?
- Monsieur le secrétaire général, si c’est comme ça, je n’ai plus rien à dire mais, bien entendu, je vais tout vérifier.
- Quelqu’un a-t-il quelque chose à ajouter ? Monsieur le responsable de la police aux frontières ?
- Non, rien à ajouter, monsieur le secrétaire général.
- Monsieur le président, vous ne m’empêcherez pas de penser que vous jouez sur les mots. Aussi, je vous demande de trouver très rapidement une solution administrative satisfaisante.
- Président, essayez de trouver un treuil en prêt, en location. Et puis, déposez-nous une demande d’agrément en aérodrome restreint, propose le chef du district aéronautique et je vous assure de mon soutien pour que cette demande soit acceptée.
Je remercie le chef de district pour son aide. Je remercie le secrétaire-général pour la franchise de la discussion. Le secrétaire général lève la séance et sort faisant lever l’ensemble des personnes présentes. Nous ne saurons jamais qui étaient toutes ces personnes ayant assisté à la réunion ! Il me semble que certains rient sous cape ! D’autres manifestent leur satisfaction de nous avoir vu dompter le fauve en nous adressant un sourire. La secrétaire m’adresse elle aussi un sourire en l’accompagnant d’un clignement des deux yeux. Elle aussi semble heureuse…
A peine sorti nous rejoignons le bistrot le plus proche pour boire une délicieuse bière bien méritée avant de nous séparer satisfaits d’avoir sauvé le club. Car, oui ! le club était en danger de mort. Un voisin irascible adressait chaque lundi une vidéo des activités du club au préfet. Sur l’une de ces vidéos un jeune pilote avait eu la fâcheuse idée de montrer ses fesses. D’autre part il restait des séquelles de notre départ tumultueux de notre ancien club et quelques individus auraient été satisfaits de nous voir signifier une interdiction administrative de vol. La colère n’avait qu’un but nous faire réagir brutalement pour rompre la discussion ! Merci infiniment à Michel et Luc d’avoir pu endurer ces flots haineux. Merci à Yves d’avoir fait réagir violemment le secrétaire général qui a été contraint par la suite de se modérer ayant mesuré combien il était allé trop loin.
Pour donner une fin à cette histoire, quelques temps plus tard, nous avons appris fortuitement que le secrétaire général de la préfecture d’Indre et Loire avait été nommé secrétaire général de la sous-préfecture de Saint-Nazaire. Fallait-il voir la patte de notre ami Yves dans cette « promotion » ?